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vendredi 21 mars 2008

Salut, les gars !

21 mars 2008
EN MARGE DE LA FERMETURE DE LA BELGO À SHAWINIGAN

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Salut, les gars !

Que dire ? Sinon que cette fois c'est la fin. Partie la Belgo. Pour de vrai. Ne subsisteront bientôt que des traces. Celles des bâtiments, bien sûr, des équipements de fonte et d'acier, des huiles dont on lubrifiait les machines. Mais les traces ne sont pas une véritable présence. Ce ne sont qu'évocations d'une présence ancienne. Les traces sont des musées, ces lieux où l'homme moderne célèbre le culte des ancêtres. Le pays mauricien est couvert des empreintes de la belle en allée. Sa trace est partout sur la terre et les eaux de l'autour immédiat et de ses environs: arbres verts déchiquetés, eaux vives et limpides contenues et brouillées, ciels clairs assombris.

Et surtout des hommes séduits, puis courbés et broyés par la machine. Écrasés, lisses et minces comme une feuille papier. Aplatis. Ce sont eux la pâte dont on fait le papier. Ce sont eux l'huile avec laquelle on lubrifie les machines. Ce sont eux le fer et l'acier dont on fabrique les bêtes à manger le bois et à cracher le papier.

Le XXe siècle commençait à peine sa carrière de conquérant. Ovide n'a pas encore vingt ans. Le voici sur "la traverse" Lotbinère-Deschambault. Il entend se rendre à Sainte-Flore. Au poste Grand-Mère. Fils d'Alphée et de Joséphine qui cultivaient la vieille terre du rang St-Édouard à Sainte-Croix, il avait appris du grand-père Casimir et de l'oncle Élisée à travailler le métal dans la boutique de forge de la ferme familiale. Il était doué. Il apprenait vite, travaillait bien et "avait de l'idée".

Le XIXe siècle n'en pouvait plus depuis longtemps. Il était maintenant dépassé. Les bonnes terres étaient rares et les jeunes rêvaient de liberté. Certains partent pour les "factories des États". D'autres pour les villes plus proches. Des villes nouvelles, filles des forêts domestiquées et des rivières harnachées. Certains quittent la terre contre leur gré, dépités de ne pouvoir vivre comme leurs pères ont vécu. D'autres, nombreux, ne disent pas quitter la terre. Ils prétendent gagner la ville. Ils partent conquérir l'industrie. Y exercer leurs talents. Y trouver gloire et fortune. À mi-chemin sur le fleuve entre Lotbinière et Deschambeault, Ovide relève sa casquette comme pour dévisager avec l'insolence de son âge l'avenir qui se morfond de l'attendre.

Ils sont nombreux comme lui à affluer vers Ste-Flore, dans le secteur qui deviendra bientôt Grand-Mère, pour travailler au "moulin" de la Laurentide. Il y eut plus de 2000 nouveaux arrivants entre 1896 et 1901. La plupart viennent de ce côté-ci du fleuve. De St-Stanislas à l'Est ou de St-Barnabé à l'Ouest. Les vieilles paroisses sont prodigues de jeunes hommes vigoureux. La plupart connaissent déjà quelqu'un dans la place. Un oncle, un cousin, un frère. Dans le cas d'Ovide, venu d'aussi loin que Lotbinière, l'affaire avait été arrangée par un cousin plus âgé qui en avait vanté les mérites à son "foreman". Aussitôt arrivé à Grand-Mére, il entre donc "au Moulin" comme apprenti "millwright".

Il est vite remarqué. Son zèle et son génie compensent largement pour son tempérament frondeur. Ou plutôt c'est dans le zéle et l'invention qu'il exprime son tempérament autrement frondeur. Il progresse vite dans le métier surtout qu'il décide très tôt d'apprendre la langue des maîtres dans l'espoir évident de s'en affranchir. Il suit ainsi quelques cours d'anglais et surtout marie une belle Irlandaise venue de Québec, fille de John Patrick et de Sara Ann. Nous sommes en 1908.

Fort de sa compétence technique et de sa progression dans l'apprentissage de l'anglais, il devient vite le bras droit du "boss de la machine shop". Le département est débordé par les tâches de réparation, d'entretien et de maintenance des équipements, mais Ovide ne peut se contenter de maintenir les choses en état. Il se lasse de réparer. Il se lasse même de trouver des manières plus efficaces pour réparer et entretenir l'équipement. Il projette de nouvelles façons de produire. Il invente de nouveaux équipements comme cette "machine à confectionner les paillassons métalliques pour le pressage de la pulpe" qu'il fait breveter en 1922 (voir http://patents.ic.gc.ca/cipo/cpd/en/patent/221798/summary.html ).

Il est alors dans la force de l'âge et se donne corps et âme à ses projets, délaissant d'autant Mary-Jane et les enfants à qui il promet pour leur peine un brillant avenir. Mais la fébrilité de créer est telle qu'il ne peut voir à quel point il est absent aux siens. Il ne sait non plus ni ne pressent qu'il le sera bientôt encore plus. Avec l'aide de quelques collaborateurs il parvient à intéresser la "Canadian Vickers" à ses inventions de telle sorte qu'il peut enfin expérimenter à l'échelle industrielle sa "machine à fabriquer des filets mécaniques pour machines à pulpe" à l'usine J. Ford à Portneuf. Durant le seul été 1923, il fait trente-deux fois le voyage entre Grand-Mère et Portneuf tout en continuant à travailler au moulin de Grand-Mère. Tout baigne dans l'huile. Ovide connaîtra bientôt la gloire et la fortune. Il est venu ici pour ça. À la mi-septembre, l'expérience est concluante. Le procédé est viable. Il ne manque qu'un peu de fignolage. Mais Ovide a tout donné. Il revient d'un voyage à Portneuf atteint d'une pneumonie foudroyante qui l'emporte en quelques semaines.

C'était en novembre 1923. Son fils aîné a à peine treize ans. Jusqu'alors vif et enjoué, il devient taciturne et solitaire s'enfermant de longues heures dans sa chambre. Il ne pleure pas la mort de ce père qu'il a si peu connu. Quelques mois plus tard, en 1924, c'est dans l'indifférence qu'il apprend par La Presse que "dans quelques semaines, il sera enfin donné aux intéressés d'assister à la démonstration définitive de cette grand invention, dans les modernes usines de la Belgo Paper Company, à Shawinigan Falls. Les derniers préparatifs se font actuellement à la Canadian Vickers, à Montréal."

Entre temps, des carnassiers ont fait main basse sur les promesses de gloire et de fortune. Profitant de la faiblesse d'Ovide dans ses dernières heures, ils l'ont bercé de belles paroles parvenant ainsi à le convaincre de leur céder ses droits. Plus tard la belle Mary-Jane tente en vain quelque recours, mais elle est ruinée. On peut acheter à vil prix sa renonciation. L'avenir tantôt plein de promesses était vite devenu sombre et bouché. Jean, le fils aîné, continue un moment ses classes à l'Académie du Sacré-Coeur dans le tumulte et le bouillonnement caractéristiques des villes industrielles en plein essor. Mais il ne peut poursuivre longtemps. Comme bien d'autres, il doit "faire sa part". Bien qu'il n'est pas particulièrement costaud, il "entre au moulin", à la Laurentide, à l'époque où les plus fluets "entraient chez les frères".

Le travail est dur. Mais papa tient de son père un esprit technique inventif et une détermination silencieuse. Il s'inscrit donc à des cours par correspondance dans l'espoir de devenir dessinateur industriel et ainsi pouvoir quitter le plancher de l'usine qui ne convient pas à sa complexion délicate. Il met longtemps à atteindre son but partageant son temps entre l'usine et le bureau de dessinateur qu'il a aménagé dans un recoin discret de la maison pour pouvoir étudier et pratiquer à son aise les exercices imposés qui lui parviennent régulièrement par la poste. C'est d'ailleurs au bureau de poste, où il va chercher son courrier, qu'il rencontre maman, Madeleine. Mais c'est une autre histoire.

Ici nous sommes en 2008. Le XXIe siècle veut vivre. Et c'est maintenant d'une autre belle qu'il s'agit. D'une belle en allée dont il ne restera bientôt que des souvenirs dans la tête des hommes, bouffée qu'elle est par ce nouveau siècle qui se languit de prendre toute la place. « La page est maintenant tournée à l'usine Belgo » titrait hier Le Nouvelliste. Ce livre dont on tourne les dernières pages, c'est bien sûr celui de la Belgo du Belge Biermans, mais c'est un peu aussi celui de la Laurentide du Montréalais Forman. C'est surtout le livre de nos frères, de nos pères et de nos grands-pères qui ont été l'âme de ces usines dont les machines à papier étaient le coeur.

Depuis l'annonce de la fermeture de la Belgo, les gros canons tonnent, tempêtent et tonitruent qu'il faut "se serrer les coudes et mettre l'épaule à la roue". Certes il y a un temps pour se retrousser les manches, mais il y en a un aussi pour pleurer. Et il faut le prendre ce temps de pleurer nos morts.

Toi mon cousin retraité de la Laurentide, as-tu encore le "punch de millwright" d'Ovide que je t'ai laissé il y a quelques années ? Toi le fils au Joachim, le brochet "narfé" qui refusa de "rentrer" après la grève de 1955, que te reste-t-il de cet homme droit qui fut l'ami de papa ? Et moi, que j'aimerais donc pouvoir ouvrir les tiroirs de ce vieux coffre vide d'outils qui avait appartenu à Ovide et qui déjà quand j'étais enfant semblait être une relique d'une autre époque dans le fond de la "dépense" où on l'avait oublié. Et vous autres, les gars de la Belgo, dans votre grand ménage avant fermeture, avez-vous rencontré des traces d'Ovide? Une plaque sur une vieille machine avec un nom et numéro de "patente" ? Une vieille casquette en lambeaux, oubliée, perdue depuis si longtemps...

Tout ça pour vous dire que même si je ne suis pas un fils de la Belgo, même si je n'ai jamais travaillé à "la Consol", même si des pans de cette histoire sont pure invention, voir fermer la Belgo c'est un peu voir mourir grand-papa, et papa, et les oncles, et leurs frères, et leurs fils. Salut les gars !

L'auteur
fils et petit-fils de travailleurs du papier

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