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dimanche 17 janvier 2010

Page blanche et sans titre

Je suis mort il y a longtemps. Depuis je m'imagine.

J'ai quatre ans. On me l'a dit. Quatre et demi pour sûr. J'ai descendu les deux sections du long escalier de bois qui depuis le logement du troisième mène à la cour arrière que nous partageons avec Ti-Noir, Ti-Bi de l'Abitibi et les autres chauffeurs de Grand-Mère Taxi. Je suis passé devant l'entrée de service du Ritz, cuisine canadienne et repas légers, puis ai longé le long mur aveugle qui va de la cour à la rue. Un taxi de retour d'une course, une grosse Dodge de l'année, une 1949 noire comme celle que nous avions prise pour aller voir « matante sœur » à Québec, m'a croisé en regagnant le cabanon au fond dans lequel s’installent les chauffeurs dans l’attente du prochain appel, Là où la cour rejoint la rue, en pleine lumière, j'ai pris le trottoir sur la droite. Suis passé devant l'entrée du Ritz. Mademoiselle Cadotte joue les étalagistes dans la vitrine de la Pharmacie Deschamps. La belle jeune femme me regarde avec douceur. Je lui rends son sourire. Il fait bon, je m'arrête. L'air est doux. Je lui tourne le dos pour observer le bonhomme Lafrenière balayer la rue, le long du trottoir. L’homme me semble très vieux. Le dos voûté, il s’appuie sur un balai qu’il tient par devers lui, se projetant ainsi vers l’avant et s’obligeant à avancer d’un pas pour ne pas tomber. Il avance par secousses en poussant les quelques détritus qui encombrent la chaussée en bordure du trottoir. Il en fait un tas qu’il ramasse avec la pelle accroché au montant d’un tombereau qui se trouve toujours à portée en raison de l’habilité et de la longue expérience de la vieille bête qui le tire. Une auto s’arrête un peu derrière, à la hauteur du Ritz. Je me tourne dans cette direction et j'entrevois, devant chez la marchande de fruits, maman et grand-maman qui reviennent de chez « matante » Olympe, la modiste, qui n'est pas vraiment ma tante mais plutôt une cousine de grand-maman.

C’est la première fois que je vois maman dans cette situation. Sans qu’elle ne me voit ni ne sache que je la vois. Et dans un autre monde que le mien. Dans une autre univers que le domestique. Qu’elle est élégante ! Quel port ! Et ce regard qui surplombe ses alentours comme un soleil vif. Qu’elle est belle avec ma grand-mère qui trottine à ses côtés. La ville semble lui appartenir. C’est une conquérante qui s’avance. Je suis conquis. Et veux moi aussi lui appartenir. Je veux qu’elle m’embrasse, me prenne dans ses bras comme elle enlace l’univers de cette rue marchande sur laquelle nous habitons. Je gonfle mes poumons de cet air soudain si bon, me projette en courant vers elle et lui tend les bras en criant « Maman ! » tant pour manifester ma joie que pour lui annoncer ma présence et aviser les rares promeneurs que cette femme qu’ils admirent est ma mère.

Elle est surprise de me voir là. Il ne m’est pas permis de me rendre seul sur le trottoir devant la maison. Je devrais être derrière, dans la cour, à jouer avec un petit camion à benne dans un « racoin » sombre et sentant l’urine sous les galeries près de la porte de service de la pharmacie. Maman est décontenancée de me voir ainsi courir vers elle. Je la sens vite se raidir sous le regard furibond de la grand-mère. Vive, elle retrouve son aplomb au moment même où je m’élance dans ses bras.

Elle m’accueille le temps de me remettre sèchement par terre. Grand-maman a son regard dur des mauvais jours. Maman replace les plis de sa robe. Regarde autour d'elle. "À la maison, tout de suite ! On ne se jette pas ainsi dans les bras de sa mère ! Tout le monde nous regarde !" me dit-elle accélérant le pas avant d'ouvrir la porte qui donne sur le sombre escalier intérieur dont les parois en petit "V" d'un brun très dense absorbent le peu de lumière qui filtre de la rue. Grand-maman passe devant. Maman me pousse entre elles deux. Nous montons. En silence. Dans la froide pénombre.


Ovide n'a pas encore vingt ans. Le voici sur "la traverse" Lotbinère-Deschambault. Il entend se rendre à Sainte-Flore. Au poste Grand-Mère. Fils d'Alphée et de Joséphine qui cultivent la vieille terre du rang St-Édouard à Sainte-Croix, il a appris du grand-père Casimir et de l'oncle Élisée à travailler le métal dans la boutique de forge de la ferme familiale. Il est doué. Apprend vite, travaille bien et "a de l'idée".

Le XIXe siècle n'en peut plus depuis longtemps. Il est dépassé. Les bonnes terres sont rares. Les jeunes rêvent -de liberté. Certains partent pour les "factories des États". D'autres pour les villes plus proches. Des villes nouvelles, filles des forêts domestiquées et des rivières harnachées. Certains quittent la terre contre leur gré, dépités de ne pouvoir vivre comme leurs pères ont vécu. D'autres, nombreux, ne disent pas quitter la terre. Ils prétendent gagner la ville. Ils partent conquérir l'industrie. Y exercer leurs talents. Y trouver gloire et fortune. À mi-chemin sur le fleuve entre Lotbinière et Deschambeault, Ovide relève sa casquette comme pour dévisager avec l'insolence de son âge l'avenir qui se morfond de l'attendre.

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