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mardi 27 avril 2010

Le monde

Gand-Mére est une petite ville triste et décrépite. On n'y croise que très rarement de jeunes enfants musards dérivant de la ligne droite des trottoirs crevassés vers un passage secret d'eux seuls connu et qui leur permet de se faufiler comme le font les chats entre les maisons, les hangars et les bosquets, sautant ici une clôture, évitant là un molosse attaché de la taille d'un caniche nain, pour atteindre cette autre rue qui n'est pas sur le chemin de l'école mais où on a trouvé hier un "castor*" échappé de la poche d'un travailleur revenant du moulin.

Il fut un temps où cette ville était belle comme le sont les femmes mûres dont l'âme, pour un temps apaisée entre les affres de l'adolescence et les ignobles tourments de la vieillesse, se manifeste dans l'insolente aisance du port, la folle assurance des mouvements, l'élégance hardie du regard, l'audace souriante de la voix. En ce temps où Grand-Mère était une femme mûre, à la sagesse frondeuse, je découvrais le monde en m'émerveillant de la diversité des oriflammes suspendues aux cordes à linge les lundis de lessive, en m'interrogeant sur le propriétaire improbable d'une lourde voiture à cheval remisée depuis des temps pour moi immémoriaux dans un hangar derrière la maison et que l'on devinait en plongeant le regard dans l'échancrure d'une porte toujours entrebâillée, en écoutant attentivement sans y rien comprendre, parce que tenues dans une langue qui était aussi la mienne mais dont tant de mots, d’expressions, de tournures m’étaient étrangers, les conversations entre Ti-Noir et T-Bi, l'un originaire de Weymontachie, l'autre de l'Abitibi et qui tous deux parcouraient le monde au delà du moulin, sans jamais partir pour plus de quelques heures, au volant de voitures taxis qu'ils conduisaient pour Venant, le propriétaire de la petite flotte.

Il y avait dans ma cour un monde: des hangars de bois de dimensions et de formes diverses dont plusieurs étaient inutilisés; derrière le magasin de fruits, un logement habité par un couple de gens très âgés qui survivaient grâce à la débrouillardise et à l'ingéniosité de la vieille, à son jardinet et à ses quelques poules; une maisonnette dont le numéro civique était suivi de la lettre "A" et qui fut habitée un court moment par une vieille femme, folle peut-être: un cabanon dans lequel les chauffeurs de taxi roupillaient entre les courses malgré les sonneries du téléphone; les entrées de service d'un restaurant "cuisine canadienne et repas légers" et d'une pharmacie de quartier dans laquelle officiait, taciturne, l'oncle de Ti-Pierre, mon voisin de palier et camarade de jeux, dont le père fumait des cigarettes qu'on disait américaines; un longiforme réservoir de mazout à moitié enterré et qui donnait sur un mur aveugle de l'immeuble voisin, lequel logeait un grand magasin de vêtements pour hommes et femmes dont on disait qu’il était le mieux pourvu de la ville; un sentier peu fréquenté qui allait depuis l'arrière du cabanon des taxis jusqu'à la cour de la vieille maison sombre du cordonnier Petit, un homme malingre affligé d'une forte claudication et qui, pour cette raison, inspirait de grandes frayeurs à tous les petits.

C'était un univers de revenances, de survenances et de partances tel que ne me vint pas, en ces temps d'une rondeur pleine, l'idée d'escalader ce mur presque oublié qui fermait le passage entre deux hangars et du haut duquel j'aurais peut-être pu apercevoir l'Amérique toute entière si toutefois j'avais pu soupçonner qu'il se pouvait exister ici ou ailleurs un Autre Monde qui ne fût pas ma cour.
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* "castor": pièce de cinq cents

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